La Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) a publié cet été son rapport annuel sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie. Il mérite qu’on s’y intéresse car ce rapport analyse une grande série de données publiques, d’enquêtes et de travaux de recherche riches d’enseignements.
Bonne nouvelle : sur le temps long, la tolérance progresse largement en France mais le rapport souligne que les préjugés racistes, antisémites et xénophobes et les passages à l’acte se manifestent par des logiques différentes. Paradoxe : Dans un contexte de crise politique, sociale, économique et identitaire, la politisation du rejet de l’autre, figure mouvante aux visages multiples, s’accentue alors même que l’indice de tolérance du baromètre CNCDH indique que, depuis plusieurs années, les préjugés et les sentiments de haine à l’égard de l’autre reculent et s’atténuent. »

Crimes et délits. De quoi parle-t-on et à partir de quelles données ?
Le rapport analyse les données police-justice : « On observe des différences notables entre les différents types d’unités urbaines. Les taux varient ainsi de 0,03 victime pour 1 000 habitants dans les communes rurales à 0,16 victime pour 1000 habitants dans l’agglomération parisienne. Ainsi, plus les unités urbaines sont denses, plus le taux de victimes d’atteintes “à caractère raciste“ est élevé. Ainsi, l’Île-de-France, territoire particulièrement urbanisé, a un taux de victimes de crimes et délits « à caractère raciste » supérieur à la moyenne nationale pour tous ses départements sauf pour la Seine-et-Marne qui est dans la moyenne nationale ; Paris affiche le taux départemental le plus élevé, près de 3 fois supérieur à celui du reste du territoire. Les départements aux taux les plus faibles sont le Gers, la Haute-Loire et le Morbihan avec 0,03 victime pour 1000 habitants puis le Cantal, le Cher, la Manche et la Réunion avec 0,04 victime pour 1000 habitants. »
Toutefois, la commission relativise les données publiques pour mesurer la réalité du racisme et de la xénophobie. C’est ce qu’on appelle le “chiffre noir“, c’est-à-dire l’ensemble des actes délictueux qui échappent totalement au radar de la justice, fausse en effet les contours du racisme en France et a des conséquences sur les victimes et sur la société dans son ensemble. « La conviction répandue de l’existence d’une masse d’actes racistes non déclarés, et donc non condamnés, alimente un sentiment d’insatisfaction et d’injustice, douloureux pour les victimes et néfaste pour la cohésion sociale », déplorent les auteurs du rapport.
Les professionnelles des services à la personne discriminées
À partir des données du Défenseur des droits qui réalise chaque année en collaboration avec l’Organisation internationale du travail (OIT) une enquête relative à la perception des discriminations dans l’emploi, le rapport de la CNCDH s’inquiète des discrimination dans le secteur des services à la personne : 23 % des professionnels interrogés (dont 93 % sont des femmes) déclarent avoir déjà vécu une situation de discrimination ou de harcèlement discriminatoire, tandis que 30% en ont été témoin au moins une fois.
Les Roms fortement stigmatisés
Les Roms restent la minorité la plus stigmatisée. « Les chiffres se dégradent cette année après une décennie d’amélioration », observent les auteurs du rapport : « C’est le seul groupe testé à propos duquel une majorité de personnes interrogées (67 %) continue de penser qu’il « forme un groupe à part » en France, un niveau qui progresse même de 7 points par rapport à avril 2022, alors qu’il avait plutôt eu tendance à reculer au cours des dernières années après le niveau record (87%) mesuré en 2014. »
Cette perception s’ancre dans deux préjugés qui progressent eux aussi : d’une part, le mode de vie des Roms est jugé très spécifique et même condamnable par plus des deux tiers des personnes interrogées, qui disent que les Roms « sont pour la plupart nomades » (69 %, + 2 points) et qu’ils « exploitent très souvent les enfants » (57 %, + 2 points). D’autre part, le sentiment que les Roms contribuent à l’insécurité avec désormais près d’un Français sur deux (49%, + 4 points) qui affirme qu’ils «vivent essentiellement de vols et de trafics». »
Contre cet “antitsiganisme“ et ces préjugés, un collectif d’associations de défense des droits des voyageurs observe qu’on met toujours l’accent sur des délits et installations supposées illicites, souvent « sans rappeler l’immense défaillance des pouvoirs publics pour mettre en œuvre la loi qui organise l’accueil et l’habitat ». On sait bien qu’il n’y a pas assez d’aires d’accueil pour les gens du voyage. Les élus locaux sous la pression de leurs habitants y sont très souvent opposés.
La CNCDH recommande un engagement du Gouvernement et des collectivités territoriales pour faire évoluer le regard, le discours et les pratiques vis-à-vis des populations roms ainsi que des mesures concrètes d’accès aux droits et une politique de lutte contre les préjugés et les stéréotypes. »

Nous et eux ? Qui est l’étranger ?
De qui parle-t-on dans les discours politiques et médiatiques sur “l’immigration“ et les “migrants“ ?, interrogent les auteurs du rapport, constatant que les travaux des sémiologues, spécialisés dans les analyses de discours, montrent que derrière le recours à certains mots, comme “étrangers“, dont le sens pourrait recouvrir un ensemble précis (l’ensemble des personnes qui n’ont pas la nationalité française par exemple), ce sont souvent des groupes particuliers que l’on vise, comme semble le montrer l’emploi interchangeable de plusieurs expressions ou le glissement, phrase après phrase, d’un terme à l’autre. À travers les mots d’ “étranger“, de “migrant“ ou d’“immigré“ (qui peut très bien être français depuis plus d’une génération), une grande partie des discours visent aujourd’hui en France plus particulièrement les étrangers venus d’afrique et du maghreb ».
Les grands réseaux associatifs, Croix Rouge ou CImade, développent des projets et des campagnes pour changer le regard sur les migrations. C’est aussi le cas de quelques rares collectivités territoriales comme la commune d’Uckange (7.000 habitants, Moselle) qui a organisé il y a quelques mois « la Semaine de sensibilisation pour l’accueil des migrants et réfugiés »[1].
Le rapport consacre un chapitre à la dimension territoriale et socioéconomique du rejet de l’autre. Les études locales conduites par des politologues et des sociologues de terrain, ainsi que par des historiens, révèlent une réalité complexe et nuancée, tout en permettant de dresser le contour de phénomènes susceptibles d’amplifier les réflexes de repli xénophobes. Pour les appréhender, il est nécessaire de voir comment les discours venus d’en haut résonnent ou non avec des contextes locaux très divers
La CNCDH insiste sur la responsabilité des élus nationaux et territoriaux, des organisations et personnalités politiques, syndicales, associatives, religieuses et des leaders d’opinion à tous niveaux. Chaque année, elle alerte sur les paroles xénophobes et les mensonges sur la situation des étrangers en France qui envahissent le débat public. L’instrumentalisation de la figure de “l’étranger“ à des fins de stratégie électorale nuit gravement à la cohésion sociale ; elle légitime des comportements discriminatoires qui peuvent aller jusqu’au meurtre.
Dans ses recommandations, la CNCDH encourage l’État et les collectivités territoriales à revitaliser la pratique démocratique, avec l’objectif de favoriser la diversité et la mixité sociale. Elle recommande un fort rééquilibrage des politiques territoriales, en particulier en ce qui concerne l’accès aux droits et aux services publics, comme ceux de la santé, du logement et de l’éducation : « La revitalisation démocratique et sociale des territoires est l’une des conditions d’une lutte concrète contre le racisme et les discriminations ; elle doit impliquer les politiques de l’emploi. Or le marché du travail dans certains territoires est tel qu’il en résulte un fort déficit de réponse aux besoins des populations et un sentiment d’abandon. Ce vécu est exacerbé par une mise en concurrence de tous avec tous, qui installe les discriminations en avantages concurrentiels sur le marché de l’emploi ».
[1] Voir «Semaine de sensibilisation pour l’accueil des migrants et réfugiés» sur le site de la mairie d’Uckange, accessible ici : https://sites.google.com/uckange.fr/mairie-uckange/home/ semaine-de-sensibilisation-pour-laccueil-des-migrants?pli=1.