La décentralisation, façon puzzle

(Article paru dans la lettre d’information Confinews de février 2023)

Alors que l’actualité politique française est dominée par une énième réforme des retraite, le président de la République a reçu le 13 mars les représentants des principales associations d’élus locaux pour faire progresser la décentralisation dans notre pays. Emmanuel Macron a surtout écouté les demandes et propositions des élus locaux. Deux autres réunions de travail sont prévues auxquelles seront conviés le président du Sénat et la présidente de l’Assemblée nationale. Des annonces de transfert de compétences et réforme institutionnelle pourraient être faites avant l’été. 

Dans un discours à Château-Gontier, en Mayenne, en octobre dernier, Emmanuel Macron a promis une « vraie décentralisation », assortie de transferts de responsabilités et de financements. La décentralisation française est un chantier permanent mais elle reste un concept politico-administratif surtout compréhensible pour les élus et les cadres administratifs. Depuis la réforme constitutionnelle de 2003, la décentralisation est pourtant gravée dans le marbre de l’article 1er de notre loi fondamentale : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. […] Son organisation est décentralisée. » Cette organisation décentralisée est supposée de pas être seulement une disposition technique mais bien un élément structurant de notre projet de société.

Il y a quelques années, l’Institut Médiascopie avait réalisé une étude sur les mots de la décentralisation. Si les mots de maire, commune, département et région bénéficient d’une image positive et d’une forte reconnaissance de la part de nos concitoyens, tout comme le concept de proximité, le jugement se dégrade définitivement avec le mot décentralisation qui est souvent perçu comme désengagement de l’État. La communication est brouillée, les commentateurs, voire les journalistes politiques parfois, utilisent le mot décentralisation pour parler de délocalisation, c’est-à-dire des transferts d’établissements publics de Paris vers la province, et de déconcentration qui signifie une organisation plus autonome des services de l’État dans les régions et départements.

La Cour des comptes vient de publier, dans son rapport annuel 2023, une excellente synthèse en forme de bilan de quarante ans de décentralisation, et conclut que « le statu quo n’est pas tenable. Il convient donc de préparer les conditions d’une réforme ambitieuse en activant l’ensemble des leviers disponibles pour, dans l’immédiat, simplifier l’organisation et mieux coordonner les interventions des différents échelons de gestion locale et des services déconcentrés de l’État ». Les magistrats financiers concluent qu’ « il s’agit en définitive de renouer avec les trois objectifs fondateurs de la décentralisation : renforcer la démocratie locale, rapprocher la décision politique et administrative du citoyen, améliorer l’efficacité́ et l’efficience de la gestion publique. » 

Vaste chantier car, quatre décennies après les grandes lois de décentralisation Mitterrand-Defferre, l’organisation politico-administrative française révèle une décentralisation façon puzzle : complexité, compétences partagées, voire éparpillées, entre les différents niveaux de collectivités, l’État et ses grands établissements publics. Les blocs de compétences sont souvent mal définis. Chaque niveau veut intervenir dans tous les domaines et aucun n’est pas prêt à abdiquer la moindre parcelle de pouvoir. La décentralisation, comme la simplification administrative, demeure une idée neuve dans notre pays et risque de le rester encore longtemps. 

Contre l’isolement, des liens qui libèrent

(Article paru dans la lettre d’information Confinews de février 2023)

Selon une étude récente de la Fondation de France, quelque 11 millions de personnes de notre pays, soit 20 % des plus de 15 ans, se sentent seules, et 80 % en souffrent. Même une vie sociale dense ne protège pas du sentiment de solitude, insistent les auteurs du rapport sur les « fragilités relationnelles ». 

À notre époque d’individualisme triomphant, apparaît ainsi une nouvelle forme de pauvreté : la misère n’est plus de manquer de biens mais de liens. Faudra-t-il demain créer en France un ministère de la solitude comme le Japon l’a fait en 2021 afin de limiter le nombre de suicides en forte hausse après la crise de la Covid19 ? Le Japon a décidé de mettre au même niveau la pauvreté monétaire et la misère relationnelle et a qualifié cela avec un critère intitulé « l’exclusion de soi ».

Nous avons tous besoin d’être reliés mais hélas trop de nos concitoyens vivent une grande solitude qu’ils n’ont pas choisies. Il ne faut pas confondre isolement subi et solitude. On a besoin de solitude pour mieux entendre, voir, goûter. La solitude est une respiration nécessaire. Rien de semblable avec l’isolement social dans lequel on s’emmure, qui crée un sentiment de solitude et devient une souffrance. Pour les auteurs de l’étude de la Fondation de France, cette solitude douloureuse est aussi un tabou : « Dire que l’on est seul ou isolé, c’est exposer un pan de son intimité. C’est afficher, dans une société qui valorise la production et l’entretien de liens, une incapacité relationnelle, un rejet ou une mise à l’écart. C’est apparaitre aux yeux des autres comme amputé d’une disposition consubstantielle de l’existence ».

Une autre enquête menée par le Labo de la fraternité qui regroupe une cinquantaine d’organisations engagées dans la solidarité et l’engagement collectif, révèle que le sentiment de solitude touche davantage les jeunes et les urbains : près de 68 % des 18-24 ans contre 49 % pour les 65 ans et plus. Ce sentiment de solitude concerne davantage les habitants de l’agglomération parisienne (64 %) que les habitants des zones rurales (51 %).

C’est à l’échelon local qu’on pourra trouver les solutions adaptées, pas dans un programme ministériel ni dans une loi ou par décret. Réseaux de voisinage, associations, vie de quartier ou de village : c’est là que peuvent se retisser les liens à mettre en œuvre pour des approches d’accompagnement, pour encourager la confiance et permettre l’émancipation.

Il est des liens qui libèrent. L’expression “les liens qui libèrent“ est parfaitement adaptée. Cet apparent oxymore inventé par le psychanalyste Jacques Lacan devrait nous inspirer. Chez Lacan, il s’agissait d’expliquer le lien transférentiel, l’analyse ne consistant pas à̀ être libéré́ de son symptôme mais « à ce qu’on sache pourquoi on y est empêtré ». Mais on pourrait décliner et comprendre cette formule par bien d’autres chemins. Ce lien qui nous libère nous lie dans des solidarités de proximité. « Pourquoi moi, s’il n’y a que moi », s’interrogeait Alexandre Soljenitsyne. Nous ne sommes pas seulement des individus mais des personnes relationnelles. « Je » a besoin du « tu ». 

« Nos quartiers ou nos villages ne peuvent pas devenir des déserts relationnels »

Les CCAS (centres communaux d’action sociale) sont en première ligne pour lutter contre l’isolement, surtout quand il est amplifié par la précarité, le handicap ou la dépendance. Agen est l’archétype de la ville moyenne. Son maire, Jean Dionis, dresse un triste constat : « Nous avons 18 000 adresses postales sur toute la ville, 10 000 d’entre elles concernent des personnes vivant seules ». Son adjointe en charge de la cohésion sociale, des personnes âgées, Baya Kherkhach, précise que « 7 200 personnes sont âgées de plus de 60 ans et 1 420 sous le seuil de pauvreté ». 

De plus en plus de CCAS mettent en œuvre la démarche d’ “aller vers“. Après la première canicule meurtrière de 2003, les mairies ont établi des listes de personnes vulnérables isolées, les mêmes qui ont pu être contactées dès les premiers confinements de la pandémie Covid 19. Depuis, un tissu relationnel se recrée. À Agen, Le « Aller vers » se décline à l’échelle des quartiers à partir des listes électorales, des fichiers plan canicule, des services des bailleurs sociaux mais aussi avec les associations, les centres sociaux, les conseils de quartier, les voisins… « Les commerçants sont également une bonne source de connaissance » ajoute Yann Lasnier, délégué général des Petits Frères des Pauvres. Quatre jeunes en service civique ont été engagés pour aller à la rencontre des seniors qui ont été repérés. Des acteurs sociaux détecteront les besoins de la personne, allant de simples visites régulières à une intervention sociale plus importante.

« Nos quartiers ou nos villages ne peuvent pas devenir des déserts relationnels », alerte Jean-François Serres, fils du philosophe Michel Serres, à l’origine du programme “Monna Lisa“ qui combat l’isolement des personnes âgées. Il appelle à renforcer « le socle de relations, et qu’on n’en parle pas comme si cela était acquis ». 

Pour Jean-François Serres, « si notre société s’affaisse, c’est parce que le tissu relationnel s’appauvrit. Une société qui est riche des relations dont les membres sont tissés ensemble pour que chacun soit dans un entourage et un support social suffisant peut traverser les crises sans trop de dommages. Mais une société qui a un tissu social qui se défait, qui se troue, se déchire dans les moments de crise ». Il n’hésite pas de faire le parallèle avec la transition écologique : « On ne parle pas assez de ce socle de relations informelles qui fondent nos sociétés, l’isolement social devient un mal silencieux, ignoré, souvent intériorisé dans une perte d’estime de soi. La lutte contre l’isolement qu’on n’a pas choisi, contre la perte de réseaux, participe d’une transition sociale, d’un écosystème qui doit être le centre de notre réflexion ».

Les collectivités territoriales financent les trois quarts de la politique culturelle

La politique culturelle de la France ne se construit pas rue de Valois au siège du ministère de la culture mais bien au quotidien dans les collectivités territoriales qui en financent près des trois quarts. L’Atlas culture 2022 réalisé par le département des études, de la prospective, des statistiques et de la documentation (Deps-doc) du ministère de la Culture[1], livre des enseignements très instructifs dans la variété des politiques culturelles. 

On compte dans notre pays près de 15.700 bibliothèques et points d’accès au livre. Neuf Français sur dix résident désormais dans une commune ou intercommunalité offrant l’accès à au moins un lieu de lecture publique[2]. Conservatoires, spectacle vivant et cinéma, patrimoine historique, les collectivités sont sur tous les fronts de la culture.

En 2019, les dépenses culturelles publiques du ministère de la Culture et des collectivités territoriales[3]s’élèvaient à 13,4 milliards d’euros. Le bloc local des communes de 3.500 habitants et plus et de leurs intercommunalités en assument près de 60 %, soit près de 7,9 milliards d’euros, auxquels viennent s’ajouter les dépenses culturelles des collectivités départementales et régionales, soit, respectivement, 950 millions d’euros (7 %) et 770 millions d’euros (6 %). La même année, avant la crise Covid 19, les dépenses du ministère de la Culture atteignaient 3,8 milliards d’euros. Ces dépenses représentent 127 euros par habitant pour le bloc local, communes et intercommunalités, 15 euros pour les départements et 11 euros venant des régions. Le bloc communal est le niveau de collectivité publique qui affecte la part la plus élevée de son budget à la culture, 7 % en moyenne, contre 1 % à 2 % en moyenne pour les autres niveaux. 

Plus de la moitié des crédits du ministère sont dépensés en Ile-de-France (près de 2,4 milliards d’euros en 2019), là où se situe l’administration centrale et surtout de grands établissements publics culturels nationaux (Le Louvre, Versailles…). Dès lors, hors Ile-de-France, les collectivités territoriales assument selon les régions de 80 % à 88 % des dépenses culturelles publiques en région.

Bonne nouvelle, les territoires ruraux ne sont plus des déserts culturels. On ne compte plus le nombre de festival qui fleurissent sur tout le territoire même si les troupes de théâtre et les musiciens préfèrent les villes (49 % des lieux de spectacle vivant sont situés en zone urbaine dense). En 2020, on comptait 2 071 cinémas actifs pour près de 6 300 écrans (les mono-écrans représentent encore 55 % du parc). Six cinémas sur dix sont classés Art et essai, soit 44 % des écrans et 41 % des fauteuils. Plus de la moitié des établissements classés Art et essai sont situés dans les communes rurales et petites villes, seulement 10 % dans des agglomérations de 100.000 habitants ou plus. Si, en moyenne, les cinémas Art et essai réalisent 38 % des entrées en 2020, cette part varie selon la taille de l’unité urbaine : elle représente près d’un quart des entrées dans les unités urbaines de plus de 200 000 habitants et à Paris, et près des trois quarts dans les communes de moins de 50 000 habitants.


[1] Atlas Culture : dynamiques et disparités territoriales culturelles en France, par Edwige Millery Jean-Cédric Delvainquière Ludovic Bourlès, Sébastien Picard, chargés d’études au Département des études, de la prospective, des statistiques et de la documentation (Deps-doc) du ministère de la Culture.

[2] Bibliothèques municipales et intercommunales. Données d’activités 2018, synthèse nationale, Service du livre et de la lecture, ministère de la Culture, 2021. 

[3] Pour les 3196 communes de plus de 3500 habitants et les 886 groupements de communes à fiscalité propre comptant au moins une commune de plus de 3 500 habitants. 

Au-delà d’un improbable exode urbain, la nouvelle ruralité qui s’invente

Article paru dans la lettre d’information Confinews de janvier 2023)

« Petits flux, grands effets » : c’est la conclusion de la vaste enquête du Popsu (plateforme d’observation des projets et stratégies urbaines) intitulée Exode urbain qui a mesuré les effets de la pandémie sur les choix d’installation de nos concitoyens. L’expérience des confinements les avait-elle incités à fuir les métropoles au profit des petites villes et des communes rurales ? Les équipes de sociologues et géographes qui ont analysé des milliers de données constatent qu’il n’y a pas eu de déferlement massif des urbains dans les campagnes mais bien un regain d’attractivité qui s’est traduit dans les prix de l’immobilier avec une grande diversité de profil de territoires et de profil de ménages. Les grands gagnants sont les communes rurales et les petites villes. Le solde migratoire de Paris et des grandes villes qui était déjà négatif s’est creusé. Cet attrait du rural a tiré les prix de l’immobilier à la hausse depuis le début de la crise sanitaire. Certains territoires jusque-là en déclin démographique se sont soudainement retrouvés en tension, comme nombre de communes de l’ouest breton et normand. Le même phénomène s’observe dans le Massif central.

« Des processus déjà à l’œuvre qui se sont renforcés », explique Marie Breuillé, chercheuse en économie à l’INRAE, « on observe un processus de rééquilibrage de la hiérarchie urbaine, autrement dit le déménagement de davantage de ménages dans des villes de tailles plus petites. Le constat est fait pour toutes les catégories de villes, des métropoles vers les villes moyennes, des villes moyennes aux petites villes, des petites villes aux communes rurales ».

« Le covid a accentué des flux qui existaient déjà », estime Hélène Milet, responsable du programme Territoires au Popsu, mais l’accélération change la donne. « Quand une petit ville ou un bourg centre gagne 10 ménages, ça peut tout changer, ce sont des petits flux mais avec de grands effets potentiels. » L’arrivée de quelques familles avec enfants, ce sont des classes qui ne fermeront pas, de la vie sportive ou culturelle qui reprend. Cécile Gallien, maire de Vorey-sur-Arzon (1.500 hab., Haute-Loire), vice-présidente de l’Association des maires de France, partage ce constat : « Il n’y a peut-être pas eu d’exode massif, mais dans nos communes, ces déplacements de population ont un énorme effet. Parmi les actifs, les ménages s’investissent dans les nouvelles pratiques agricoles, dans le numérique pour peu qu’on ait un réseau de téléphonie mobile et d’internet correct. Pour nous, c’est de la vie, ce sont des bénévoles qui participent à la vie locale. Pour que cela marche, il faut que les modes de vie fassent bon ménage. Il y a une envie de campagne. »

Les nouveaux néo-ruraux, entrepreneurs de leur propre vie

Dans cette nouvelle ruralité qui s’invente, le profil des néo-ruraux s’est transformé. On est loin des néo-ruraux des années post 1968 portés par des utopies pas toujours réalistes. Ceux qui s’installent aujourd’hui dans les communes rurales ont des projets sérieux et souvent ambitieux. Ils sont les entrepreneurs de leur propre vie, d’une aventure familiale et professionnelle exigeante. Jean-Laurent Cassely, co-auteur avec Jérôme Fourquet de “La France sous nos yeux“ parle de « quête de sens spatial et territorial », d’une génération « bac + 5 et C.A.P. de cuisine ». C’est pour lui la confirmation de “la Révolte des premiers de la classe », titre d’un livre qu’il a réédité en fin d’année dernière. 

Pour paraphraser Lénine disant que le communisme, c’était les soviets plus l’électricité, parions que la nouvelle ruralité sera la campagne plus internet. Mais cela suffira-t-il ? Pour accompagner ce phénomène de reconquête populationnelle de la campagne française, il faut en renforcer l’attractivité car il existe plusieurs types de ruralités. Certaines sont plus dynamiques que d’autres et supposent d’être soutenues pour garantir un aménagement du territoire adapté aux besoins de la population. 

À l’écoute des professionnels du grand âge

Fruit d’un long travail d’enquête que j’ai réalisé avec ma consœur et amie Laurence Denès l’étude « les métiers territoriaux du grand âge, des professionnels du lien en attente de stabilité » est parue et accessible en ligne. Cette étude a été réalisée pour l’Observatoire social territorial MNT en partenariat avec l’Union nationale des Centres communaux d’action sociale (Unccas).

Beaucoup de rapports et publications existent sur la grande vieillesse et la prise en charge de la dépendance, certaine révélant à juste titre des dysfonctionnements et des scandales. La particularité de notre étude est de donner pour la première fois la parole à des agents territoriaux, professionnels du grand âge, et notamment les aides à domicile, les aides-soignants (AS), les auxiliaires de vie sociale (AVS). Une population essentiellement féminine, au statut souvent précaire, qui constitue néanmoins l’essentiel des métiers du grand âge. Pour notre enquête nous avons réalisé une soixantaine entretiens auprès d’un échantillon significatif de professionnels issus de structures (CCAS, Ehpad, services à domicile…)de métiers (AVS, AS, infirmières, animatrices…) et enfin de territoires variés. 

Ces différents entretiens ont essentiellement porté sur les pratiques et les difficultés rencontrées par ces personnels au quotidien qui, au-delà des contraintes de moyens et 

d’organisation auxquels ils doivent faire face, expriment leurs motivations ainsi que leurs propositions pour mieux répondre aux défis du grand âge. Une série de rencontres avec des experts et des personnes-ressources (CNFPT, centres de gestion, conseils départementaux, organisations syndicales, Groupe VYV, etc.) a complété cette enquête. 

Des métiers à « déprécariser“

Notre étude lance un certain nombre d’alertes : elle confirme par exemple le manque criant d’attractivité dont souffrent ces métiers. Ils sont à la fois, souvent peu rémunérés et très éprouvants physiquement et mentalement. Le secteur peine donc à embaucher et fidéliser des professionnels : près de la moitié des Ehpad font en effet état de difficultés de recrutement. Autre point relevé : le retard pris par notre pays sur la question du maintien à domicile et sur l’usage des nouvelles technologies au service du grand âge. Deux leviers, qui activés, pourraient répondre aux besoins d’un nombre croissant de nos concitoyens tout en améliorant les conditions de travail de nos agents. Fort de ces constats, nous formulons une série de recommandations visant à offrir une certaine stabilité à ces postes ainsi qu’une meilleure qualité de vie au travail aux agents. Comme donner la priorité, en premier lieu, à la « déprécarisation » de ces métiers. 

La maltraitance n’est pas un phénomène marginal

Dans un contexte de forte tension (RH, ratio soignant/résident), nous avons constaté que la maltraitance n’est pas un phénomène marginal. Que celle-ci soit institutionnelle ou individuelle, elle continue de faire l’objet d’une loi du silence. Or la « bien-traitance » des personnes accompagnées passe par la « mieux-traitance » des professionnels du grand âge. Il est aujourd’hui crucial de renforcer la protection des lanceurs d’alerte qui dénoncent les cas de maltraitance et mieux faire connaître les procédures d’alerte.

Des solutions innovantes qui ont déjà fait leurs preuves à l’étranger

Nous croyons aussi à la force de l’innovation sociale. Il faut développer des solutions innovantes qui ont déjà fait leurs preuves à l’étranger, comme les villages Alzheimer ou les Buurtzorg néerlandais (soins de quartier en approche d’équipes responsables pluridisciplinaires), et les expérimentations, telles que l’« Ehpad hors les murs » ou les « CCAS centres de ressources ». Dépassant les cloisonnements domicile-hébergement, ces nouvelles formes d’organisation sont porteuses d’opportunités managériales et professionnelles.

Nous recommandons aussi d’expérimenter le métier de care manager japonais ou danois comme interface unique des familles pour piloter et organiser l’ensemble des services pour la personne dépendante, puis les adapter à sa perte progressive d’autonomie.

Enfin, l’approche territoriale nous apparaît plus que jamais nécessaire, à l’échelle du bassin de vie, dans la proximité des quartiers. Au-delà des professionnels de soins et de l’accompagnement, tous les acteurs du territoire sont concernés par les politiques inclusives à développer (urbanisme, promotion immobilière, aménagement de la ville, politiques culturelles, etc.) et intergénérationnelles (équipements publics mixtes et lieux de vie partagés, pour que tous les citoyens aient droit de cité, quels que soient les âges de la vie.  

Lost in transition. Réponse au local

Les maires s’interrogent sur le concept même de transition. Mon ami Guy Geoffroy, président des maires de Seine-et-Marne, maire de Combs-la-Ville a eu la bonne idée de convié des personnalités à apporter des réponses sur les politiques publiques locales au cœur des transitions, dans un débat que j’ai animé récemment. Qu’est-ce que la transition ? Premier invité à répondre à cette interrogation, l’essayiste et philosophe Raphaël Enthoven, estime que « c’est notre condition d’être en transition. On fait comme si la transition était un moment singulier de notre vie et de notre expérience démocratique alors qu’on n’a jamais cessé d’être en transition ». Pour lui, « les transitions sont le fait éternel de toutes les sociétés. On a tendance à vivre notre époque comme une charnière. Toutes les époques se vivent comme des charnières mais on a tendance à vivre la nôtre comme un point crucial. Le désir du bouleversement caractérise notre époque plus que le bouleversement lui-même. » 

Le phantasme de la table rase

La crise sanitaire Covid19 a-t-elle constitué un point central dans les transitions que nous vivons ? Non, répond Raphaël Enthoven : « Pendant la pandémie, on s’interrogeait tous sur ce que serait le monde d’après. On avait le phantasme de la table rase mais on oubliait juste un truc que ce monde d’après on l’avait sous les yeux, un monde sans pollution, sans transport, sans tourisme de masse, mais on était trop occupé à se demander ce qu’il serait pour le regarder. Ce que cela dit de nous, ce n’est pas tant la peur de la transition que le désir d’un autre monde en démocratie. Vivre en démocratie, c’est vivre dans un régime qui ne promet que lui-même. On est dans un aquarium, il n’y a pas d’horizon, pas d’au-delà à la différence de la vie en dictature dont on peut espérer sortir. De là le désir constant d’un autre monde, de là la fortune de ce slogan absurde : “il y a un autre monde possible“ qui fait florès à toutes les élections depuis des décennies. La meilleure image qu’on peut en donner, c’est la plage de galets à Nice. La vague passe, il y a un craquellement dû aux millions de galets qui sont déplacés, la vague se retire, la plage est identique, les galets sont tous là. La plage n’a pas changé, la transition, c’est cela. »

Le risque de la fragmentation

Certes, tous les galets ont bougé et nous sommes des cailloux sérieusement remués, bousculés par la vague, par la transition. Transition, dérèglement, crise ?  L’historienne et spécialiste de géopolitique, Anne-Sophie Letac, cite Ernest Renan et l’idée de nation : « Ce qui constitue une nation, ce n’est pas parler la même langue ou appartenir au même groupe ethnographique, c’est d’avoir fait de grandes choses dans le passé et de vouloir encore en faire dans l’avenir ». L’historienne met cette citation en regard d’un sondage Ipsos commandé par le journal Elle qui montrait récemment qu’une femme sur trois en âge de procréer dans notre pays ne souhaite ne pas avoir d’enfant, faisant référence à la crise environnementale. Pour elle, nous sommes bien dans une transition : « une transition, c’est quelque chose qui disparaît et quelque chose qui apparaît, le problème est de savoir ce qui disparaît et surtout ce qui vient ». Cette transition n’est pas achevée, « c’est un processus dans lequel les valeurs démocratiques ne font plus sens pour tout le monde, processus d’archipélisation comme le dit très bien Jérôme Fourquet » Son propos n’est pas de dire qu’avant c’était mieux. « Il y a la fin d’une histoire d’amour entre les citoyens et la démocratie, une démocratie qui n’est plus tout à fait pacifique, partout et tout le temps, si jamais elle l’a jamais été ». Violence, désertion électorale… Transition ou désagrégation ? « Fragmentation », répond Anne-Sophie Letac. 

La crise comme accélérateur du changement

Où est la sortie ? Je l’ai cherché dans les propos d’Axelle Lemaire, ancienne secrétaire d’État au Numérique et à l’Innovation de 2014 à 2017, Auteure de la loi pour une République numérique. Aujourd’hui engagée dans l’innovation sociale, comme directrice déléguée à l’innovation de la Croix-Rouge française depuis le début de cette année. « Depuis que j’ai rejoint cette grande organisation sociale, le constat que l’on fait et que font toutes les grandes organisations qui interviennent dans le champ social et en réponse à l’urgence et aux catastrophes, c’est que la nature des crises se modifie et que leur ampleur se modifie ». Cyclones, terrorisme, crise sanitaire, guerre en Ukraine… Pour Axelle Lemaire, le mot “transition“ semble bien insuffisant : « Aujourd’hui nous sommes dans une rupture. Se rassurer en faisant référence à la transition, c’est ne pas se donner les moyens collectifs de répondre aux ruptures face auxquelles nous sommes. Face à la rupture notamment liée à la crise climatique, nous avons besoin d’utopie. » 

« Quand je suis entrée dans la vie politique, on me parlait de la transition digitale et j’avais la charge d’accompagner la transition digitale de la société, du tissu économique et en particulier des petites entreprises, commerce et artisanat qui risquaient d’être laissés pour compte dans cette transition digitale. Il y a eu la COP 21 et on parle maintenant de transition écologique. Les associations environnementales utilisent ce terme depuis longtemps mais maintenant qu’on utilise ce terme dans le débat grand public, elles nous disent qu’on n’est pas dans une transition mais dans une rupture. Et la gravité de la crise est telle qu’il faut avoir une forme d’électrochoc. Le risque de la transition, c’est la lenteur et d’ailleurs la meilleure ministre du numérique qu’il y a eu, ce n’est pas moi, c’est la pandémie. Tout ce que j’avais essayé de mettre en œuvre a été subitement accéléré parce qu’il n’y avait pas d’autres choix. »

La crise comme accélérateur du changement. Comment dans ce moment de crise, revisiter la place du local. Pour Axelle Lemaire « On est dans un moment grave qui dépasse la transition et qui impose des réponses nouvelles. Et là aussi je trouve que les paradigmes évoluent très rapidement. Tout s’accélère. Il y a encore quelques années, les réponses étaient du côté des pouvoirs publics, ensuite elles étaient du côté des entreprises, et enfin elles étaient du côté de la société civile à laquelle on peut adjoindre les associations. Tout ce petit monde ne se parlait pas. Aujourd’hui, les maires sont les premiers à nouer le dialogue avec l’ensemble des parties prenantes du territoire. Dans la définition des grandes solutions aux grands problèmes, tous ces gens-là ne travaillaient pas ensemble. Quand aujourd’hui, je mets ma casquette associative, je trouve fascinant les alliances autour de solutions. Par exemple, on n’a pas d’autres solutions pour lutter contre la précarité énergétique cet hiver que de mettre pouvoirs publics, entreprises et associations autour de la table. Cette stratégie d’alliance est l’unique voie de réponse possible. Il y intérêt à ranimer la flamme citoyenne avec des solutions co-construites avec tous les acteurs impliqués à l’échelle de la plus grande proximité, alors là on peut dépasser la rupture.

Nous serions donc en transition permanente mais moments de crise et de paroxysme. Utopie ou fin du monde ? 

Raphaël Enthoven se veut réaliste : « La crise, c’est le moment de la décision. C’est intéressant de parler d’utopie, d’un monde dont on voudrait. On ne peut pas se donner une utopie sans avoir la sagesse immédiate de savoir qu’on n’y parviendra jamais. Nous sommes obligés de composer avec la liberté humaine, la médiocrité humaine, dire que l’humanité n’est pas à la hauteur que les utopistes lui veulent.  Et le danger que constitue un tel rêve est au moment où il se prend pour la réalité ». 

« Le consentement n’est pas la résignation »

Et Raphaël Enthoven de répondre à Axel Lemaire qui parlait de ranimer la flamme : « Vous avez parlé d’une flamme. Pour Albert Camus, la flamme de la révolte est contemporaine de ce qu’il appelle le consentement. Le consentement n’est pas la résignation, le fait de baisser les bras, c’est la capacité de se dire qu’on ne va pas changer le monde. On peut changer la vie des gens qui nous entoure. Dans la vie, il faut faire ce qu’on peut plutôt que de se donner des principes plus grands que son caractère. Cette façon de consentir à la limite de nos moyens se fait au profit de l’action. Les valeurs absolues découragent l’action. “Tout ou rien“, c’est le rêve du conservateur alors que faire ce que l’on peut dans la mesure de ses moyens me paraît la seule façon possible d’avancer dans le sens de la révolte et de la flamme dont parle Camus ».

Le local comme voie de sortie

« Je ne pense pas cultiver l’angoisse », répond Axel Lemaire. « Tout est question d’adaptation mais pour savoir s’adapter il faut être lucide et comprendre l’environnement dans lequel on évolue. Ce que je voyais déjà au gouvernement et que je vois à la Croix Rouge, c’est que tout est question d’impulsion locale et que l’enjeu des structures nationales, que ce soit le siège d’un grand réseau institutionnel ou l’administration centrale, c’est de s’appuyer dans le meilleur au niveau local, de l’identifier, de le financer, de le repérer pour ensuite l’aider à émerger, à croître et ensuite à le diffuser en outillant les autres échelons pour qu’ils puissent, eux aussi, s’approprier les meilleures pratiques. On vit dans un monde qui n’a jamais été autant globalisé, interconnecté et on réalise qu’on n’a jamais été au fond que tout se joue dans les interactions interpersonnelles et la capacité à créer des synergies au niveau micro-local. Donc, le “Grand Soir“ passera par cette multiplicité d’innovation sociale au niveau local.

Dans ce contexte, comment donner plus de place aux citoyens comme acteurs du changement ? « On est aujourd’hui face à des citoyens plus informés et éduqués, qui ont un pouvoir d’expression directe, en ligne, et face à des institutions dans lesquelles ils n’ont pas confiance, comme le confirment tous les sondages », répond Axel Lemaire. « On devrait faire plus confiance au citoyen. Mais on ne sait pas quel rôle lui donner. On est à un moment où la démocratie s’interroge sur ce citoyen expert, qui revendique son droit à en savoir autant que son maire. On peut s’appuyer sur des expertises comme les expertises d’usage qui ne sont pas les expertises des cercles habituels pour co-construire des décisions. »

Raphaël Enthoven croit à l’ancrage local : « C’est à l’échelon local que se partagent à la fois le goût d’une mémoire et le sentiment très concret d’un projet commun. Il n’y a pas de salut hors de cela. Une démocratie a besoin d’intermédiaires, c’est la grande leçon de Tocqueville, le premier penseur de l’élection locale qui nous dit qu’il n’y a pas de liberté sans engagement ni de liberté sans pédagogie, c’est-à-dire sans intercesseur ». Le local sera-t-il la voie de sortie dans cette transition qui se transforme en mutation ? Pour l’essayiste, le centralisme est victime du syndrome de l’albatros que ses ailes de géants empêchent de marcher. Partout dans notre société la décentralisation est en marche : « L’horizontalisation des processus fait qu’une entreprise aujourd’hui, ce n’est pas une baleine mais un banc de poisson. La décentralisation n’est pas le renoncement à l’homogène, mais c’est la reconnaissance des singularités ». 

Atterrir avec Bruno Latour

(Article paru dans la lettre d’information Confinews d’octobre 2022)

Savoir où l’on habite. Merci à Bruno Latour, hélas mort le 9 octobre dernier, de nous laisser en héritage quelques instruments d’orientation, boussole et compas, pour les temps incertains de post-modernité que nous vivons.

Le retour au local peut être un piège quand il enferme dans le localisme. Latour disait fort justement que « le territoire, ce n’est pas où vous êtes au sens des coordonnées géographiques, c’est ce dont vous dépendez ».

Au-delà de ses livres et de ses cours, dans les travaux pratiques qu’il a animé à Saint-Junien en Haute-Vienne ou ailleurs, avec les habitants, l’anthropologue leur faisait prendre physiquement conscience de leur ancrage, de leur dépendance géo-sociale, et de l’universel sans pour autant se vivre comme des êtres hors sol. Sa grande intuition, c’est de retrouver le goût d’une terre habitable à partir de l’endroit où nous vivons, dans le terrestre.

Ce terrestre, c’est le local sans l’enfermement, une autre façon de voir le monde, car Bruno Latour appelait à une nouvelle cosmologie, rompant avec l’époque moderne utilitariste, un rapport renouvelé au vivant dans sa complexité, qu’il avait fort bien décrit dans son petit livre « Où suis-je ? » écrit à lors de la crise du Covid.

Latour nous invitait à considérer autrement ce qui nous environne dans « La zone critique », là où nous vivons, cette petite couche de vie sur la croûte terrestre. Et il nous conviait à « retrouver des puissances d’agir à notre échelle ».

Philosophe et anthropologue, Bruno Latour avait assurément la force du prédicateur et du poète. « Ce qui change aujourd’hui, c’est que l’on est en train de sortir de la parenthèse moderne », écrivait-il, inspiré par James Lovelock, auteur de « La Terre est un être vivant ». Les vivants fabriquent leurs propres conditions d’existence et Latour voulait allier « à la Terre qui se meut de Galilée la Terre qui s’émeut de Lovelock ».

D’où son idée d’atterrissage, titre d’un de ses derniers livres « Où atterrir ? » dans lequel il écrivait qu’ « appartenir à un sol, vouloir y rester, y maintenir le soin d’une terre, s’y attacher, n’est devenu « réac » que par contraste avec la fuite en avant imposée par la mondialisation.

Si l’on cesse de fuir, à quoi ressemble le désir d’attachement ?

La négociation – la fraternisation ? – entre les tenants du Local et du Terrestre doit porter sur l’importance, la légitimité, la nécessité même d’une appartenance à un sol, mais, c’est là toute la difficulté, sans aussitôt la confondre avec ce que le Local lui a ajouté : l’homogénéité ethnique, la patrimonialisation, l’historicisme, la nostalgie.

L’inauthentique authenticité ». Face à ces tristes tentations, Latour répondait qu’« au contraire, il n’y a rien de plus innovateur, rien de plus présent, subtil, technique, rien de moins rustique et campagnard, rien de plus créateur, rien de plus contemporain que de négocier l’atterrissage sur un sol ».

Ce qu’il appelait « l’enfouissement dans la Terre aux mille plis, l’expérimentation locale ».

Au revoir là-haut, cher Bruno Latour. Et pour nous qui demeurons ici-bas, dans ce terrestre qui est notre demeure, bienvenue sur terre comme vous nous y avez invités sans relâche. Ce terrestre que vous avez si bien décrit est grâce à votre pensée féconde « le local sans les murs », comme un accomplissement de la belle formule de Miguel Torga.

Fin de vie, d’abord une affaire de politiques publiques

(Article paru dans la lettre d’information Confinews de septembre 2022)

Le président de la République nous promet un débat prochain sur ce que les uns appellent “le droit de mourir dans la dignité“ et les autres “le suicide assisté“ ; en clair, le droit à l’euthanasie. Pour les premiers, c’est un combat philosophique de longue durée qu’ont su mener de grandes consciences stoïciennes modernes, comme Henri Caillavet ou Roger Quilliot. Pour les seconds, c’est le risque d’une rupture anthropologique qui nie la valeur sacrée de la vie et de la mort, et refuse d’accepter les cycles permanents de notre commune vulnérabilité.

Au-delà de ce légitime débat philosophique et spirituel, la question de l’accompagnement des fins de vie est surtout un sujet de politiques publiques. Car, à part quelques cas médiatiques de vie végétative ou de mort cérébrale comme la triste affaire Vincent Humbert, le vrai problème est celui des fins de vie des personnes âgées ou handicapées. Dans notre société technicienne dont l’efficacité est le maître-mot, tous ces non-productifs ont un coût que les gouvernements successifs n’ont jamais voulu assumer. Le récent scandale Orpea a montré les limites du système actuel ,mais on attend toujours une grande loi sur le financement de ce qu’on appelle la dépendance ou l’autonomie. Le droit de vivre jusqu’au bout dans la dignité peut attendre.

Ainsi la prise en charge des malades d’Alzheimer n’est pas à la hauteur de la riche nation qu’est la France : un seul village Alzheimer a été créé dans notre pays à l’initiative du département des Landes sur le modèle néerlandais. 120 personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer et apparentées, y sont accueillies. Mais cela coûte cher : l’encadrement se compose d’un personnel pluridisciplinaire (médecins, infirmiers, assistants en soins gérontologiques, psychologue, ergothérapeute, psychomotricienne, animateurs…), de services généraux (restauration, entretien). Au total, cela représente 120 personnes (équivalent temps plein).

De même, le développement d’unités de soins palliatifs dans les hôpitaux pour accompagner les fins de vie, n’est visiblement pas une priorité. Un quart des départements ne disposent d’aucune unité de soins palliatifs. Malgré les déclarations d’intention, il y a encore trop peu de services dédiés avec du personnel bien formé pour prendre soin des mourants et les arbitrages budgétaires se font toujours au profit de plateaux techniques. Même si l’acharnement thérapeutique a baissé d’intensité, la culture hospitalière reste marquée par le refus de la mort. Un tiers des postes de médecin sont vacants en soins palliatifs.

On meurt mal en France mais ce n’est pas une raison pour hâter la mort par euthanasie. C’est pourtant ce qui risque d’arriver si on se contente de grands mots et qu’on ne prend pas à bras le corps les sujets des fins de vie, dans leurs aspects financiers et humains. « Pourquoi prolonger des vies inutiles ? », pensent sans jamais le dire les plus cyniques des économistes. Il faudrait toutefois préciser ce qu’est l’utilité d’une vie. À bas bruit, l’euthanasie pourrait bien devenir demain une solution de facilité budgétaire, allégeant d’autant le déficit des régimes de retraite. Nos contemporains sous l’emprise d’une société consumériste qui valorise les corps jeunes et en pleine santé et qui nie la mort, y consentiront sans mot dire. Dans un lâche soulagement général qui aura oublié le mot « fraternité », le mal aimé de notre devise républicaine.

La démocratie “implicative“ qui s’invente sous nos yeux

(Article paru dans la lettre d’information Confinews du mois juin 2022)

Les commentateurs se lamentent sur le taux d’abstention record enregistré à l’occasion des élections législatives, déjà constaté hélas lors des récentes élections locales. Ces commentateurs ont raison. Pourtant, il est une autre vie politique qui se développe à bas bruit, à l’échelle locale, tentant, souvent avec succès, de mobiliser les citoyens sur des projets collectifs concrets. De nouvelles pratiques qu’il convient d’affermir.

La présidente de la délégation sénatoriale aux collectivités territoriales, la courageuse sénatrice Françoise Gatel, a publié avec son collègue Jean-Michel Houllegatte, un rapport intitulé “Pour une nouvelle dynamique démocratique à partir des territoires : la démocratie implicative“ (http://www.senat.fr/rap/r21-520/r21-5201.pdf). Non seulement, les rapporteurs y recensent et évaluent les pratiques participatives qui peuvent renforcer l’engagement des citoyens dans la vie de leur territoire, mais ils vont plus loin en inventant un concept nouveau : la « démocratie implicative ». 

Pour Françoise Gatel et Jean-Michel Houllegatte, « cette forme de démocratie, à mi-chemin entre le modèle représentatif et l’orientation participative opère la synthèse, et parfois même la réconciliation, des deux autres modes d’organisation du débat public et de la prise de décision au niveau local. Elle fait sortir le citoyen et ses élus d’un face-à-face souvent contreproductif, pour les réunir dans une relation de proximité́ immédiate et les associer au vivre ensemble au niveau d’une rue, d’un ensemble d’habitations, d’un quartier, d’une commune… En impliquant l’habitant, l’élu l’amène à (re)devenir un citoyen engagé dans la vie de la Cité. »

Ce propos positif pourrait n’être qu’une sympathique profession de foi qui rompt avec le déclinisme ambiant. Mais Françoise Gatel et Jean-Michel Houllegatte n’en restent pas là. Ils appuient leur plaidoyer sur des initiatives réussies et surtout font l’inventaire rapide de méthodes et outils qui fonctionnent pour consolider des démarches innovantes qui, sans méthode et un minimum d’ambition démocratique, ne seraient que poudre aux yeux.

Ainsi en est-il des conseils citoyens. Les sénateurs sont allés voir ceux qui marchent. Le travail entre les acteurs locaux doit être cadré, et les élus ont dans ce domaine une pleine responsabilité. La façon dont les élus intègrent ces outils est éloquente : l’espace élargi, donné aux citoyens, ne signifie ni effacement ni démission des élus. Au contraire : l’accompagnement, comme l’écoute, est un art subtil et exigeant. 

Cette démocratie implicative peut devenir une bonne façon de lutter contre la tendance au consumérisme municipal en responsabilisant les habitants. Mais il faut rester attentif. Des budgets participatifs, mal gérés dans certaines villes, se transforment en gadgets coûteux ou sans efficacité réelle. Faute de pilotage authentique et d’intégration à une politique cohérente et inclusive, ces outils finissent alors par démolir ce qui restait du lien de confiance entre les habitants et leurs élus. De même, les élus locaux doivent apprendre à maîtriser les outils numériques. Les « civil techs » doivent renforcer l’action publique, pas s’y substituer.

Crédibilité, pédagogie, engagement, la démocratie implicative ouvre un champ prometteur pour retrouver le goût de la vie démocratique partagée à l’échelon local. Mais pour impliquer, les élus locaux doit d’abord s’impliquer. C’est une exigence.

Éloge du local

L’éloge du local porte-t-il en lui le risque de repli sur soi, « les nôtres avant les autres « ?  Non, faire l’éloge du local n’est pas une pensée régressive. Le territoire, la ville, le quartier, le village ne constituent pas des abstractions. Ce sont des lieux qui nous construisent, dans toutes les étapes de la vie, des modes de vie, des coutumes, une atmosphère. Des repaires qui sont autant de repères. 

C’est là qu’on peut construire des politiques à échelle humaine, à hauteur d’homme, là qu’on peut encore changer les choses et mesurer les résultats d’une action. Bien loin de la politique virtuelle où nos concitoyens se contentent d’expédier des anathèmes sur les réseaux sociaux ou d’assouvir leurs passions tristes en restant spectateurs de débats sur les chaînes d’information en continu. 

À échelle humaine

À hauteur d’homme, ce n’est pas l’échelle du rétrécissement. Rien d’étroit dans cette dimension charnelle. C’est la mesure de la dignité, de l’altérité. C’est le retour à la concrétude du réel. À hauteur d’homme, à la même hauteur que l’autre, rien de surplombant, d’écrasant. Rien non plus d’éthéré, de distant. C’est la possibilité d’agir sur le réel, de reprendre pied dans le lieu de l’ancrage qu’est notre territoire.

Le local est notre point de jonction avec le réel. Il possède une simplicité qui n’est ni banale, ni ordinaire. Quand tout s’individualise, se fractionne, le local est la seule chose que nous avons encore en partage, c’est le climat du lieu où on habite, la pluie, la tempête de neige, la canicule… « Le monde quotidien constitue le domaine originel de notre apprentissage du monde », écrit le philosophe Bruce Begout ; « cʼest la sphère d’acclimatation primitive, celle où lʼhomme domestique le monde… et en fait un espace habitable » où tout s’ordonne « selon les règles du familier et de lʼétranger, du proche et du lointain, du connu et de lʼinconnu[1] ».

Dans l’espace local, le temps s’envisage autrement. Ce n’est pas le temps du court terme productiviste comme dans la rentabilité de l’entreprise, mais c’est un quotidien qui se répète, qui s’éprouve au rythme des saisons, des rites sociaux, de mes habitudes (mon habitus, là où j’habite…).

Lieu de résonance

Le local est le lieu de la rencontre. Qu’est-ce que la proximité ? Quel est le proche, le prochain ? Le sociologue Hartmut Rosa explique que « Nous entrons en contact avec beaucoup, beaucoup plus de personnes que nos ancêtres – et nous perdons aussi de nouveaux ces contacts. Mais ce n’est pas seulement leur nombre qui a, pour la plupart d’entre nous, sensiblement augmenté : la relation s’est aussi transformée. En effet, les structures relationnelles des couches moyennes et supérieures des pays industrialisés ressemblent de plus en plus aux structures des réseaux d’Internet : on rencontre des personnes, on va boire un verre, on entreprend quelque chose, on se sent proches pendant quelques jours, semaines ou mois, selon les contingences des parcours, et on se perd de vue, sans prendre congé. En tant que nœuds du réseau, nous restons fondamentalement étrangers les uns aux autres : nous nous interpénétrons dans nos identités, nous ne partageons aucun chemin de vie »[2]. Pour le sociologue allemand, la forte mobilité de la vie sociale actuelle « conduit de façon tendancielle à l’aliénation – à ce que les choses et les lieux, les personnes et notre environnement nous deviennent étrangers. Mais cela recèle le danger que le monde se métamorphose en une surface froide, figée indifférente, qu’il se métamorphose durablement en “mille déserts, silencieux et froids » (Nietzsche), parce que plus rien ne se transforme en soi, au sens où en découle une signification créatrice d’identité ». Hartmut Rosa propose de trouver des “résonances“ : « Nous sommes non aliénés lorsque nous entrons en résonance avec le monde. Là où les choses, les lieux, les gens que nous rencontrons nous touchent, nous saisissent ou nous émeuvent, là où nous avons la capacité de leur répondre avec toute notre existence. Ce sont les quatre éléments d’un rapport de résonance. Premièrement, quelque chose nous “affecte“ ou nous touche, cela nous interpelle en quelque sorte. Deuxièmement, nous répondons à ce contact de telle sorte que nous nous éprouvons comme liés au monde d’une manière efficiente et autonome. Troisièmement, nous nous transformons nous-mêmes : nous ne restons pas les mêmes quand nous entrons en résonance avec un être humain, une idée, une mélodie ou un pays. Mais, quatrième et dernier point, nous sommes forcés de reconnaître que ce type de relations de résonance est chargé d’un élément inéluctable d’indisponibilité : nous ne pouvons jamais obtenir la résonance par la contrainte, et nous ne pouvons pas prédire ce que sera le résultat de la transformation[3]. »

Il m’apparaît que le local est ce lieu de résonance, où nous sommes “reliés“, en phase avec le réel à échelle humaine. Il s’agit bien d’habiter quelque part. Ce qui est proche, c’est le lieu où sont mes proches, notre “petite patrie“, qui correspond à la définition de la patrie que donne l’écrivain voyageur Patrice Franceschi : « Si vous demandez ce qu’est une patrie, je vous réponds : le lieu où tout ce qui arrive aux autres vous arrive à vous-mêmes[4] ». Le voyageur prend conscience de l’unicité de son territoire quand il est ailleurs.

J’ai la conviction qu’on ne reconstruira la politique dont tant de nos contemporains se défient, qu’à partir du local, de la commune, de la communauté locale. Que de contresens sur le mot de communauté qu’on assimile trop vite au communautarisme. La communauté n’est pas la tribu, le « nous » contre le reste du monde. C’est notre foyer premier et d’ailleurs, nous sommes tous membres de plusieurs communautés. Nous sommes « multidimensionnel » à la différence de l’« homme unidimensionnel » des démocraties modernes que dénonçait Herbert Marcuse. 

La politique en présentiel

Le local est le lieu des solutions, du pragmatisme, du réel et des réalisations. C’est l’espace de la créativité, des solutions partielles, relatives, petites, peut-être imparfaites mais possibles. À l’opposé des grandes propositions au niveau global, irréalisables. C’est là que s’élabore la politique du réel, en présentiel, qui n’a rien à voir avec la politique à distance, la politique virtuelle dont on restera l’éternel spectateur frustré dans son idéal démocratique. À l’échelle de la nation, nos concitoyens se sentent dépossédés de la possibilité de participer aux décisions collectives. Le local est le lieu de la mise en capacité des “habitants“, ce beau mot pour désigner ceux qui composent la communauté locale. C’est le lieu où on peut, où on doit prendre la parole, et pas seulement donner sa voix par un bulletin de vote ou donner de la voix dans un tweet de 140 signes. 

Dans son immense roman, Le Docteur Jivago, Boris Pasternak énonce cette intuition si juste que « les institutions politiques doivent jaillir d’en bas, sur une base démocratique, comme des boutures qui prennent racine. Il est impossible de les implanter par le haut, comme les pieux d’une palissade ».

Enraciné. L’enracinement n’est rien sans la floraison. L’homme est un glaiseux. Dans son essai, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, Bruno Latour nous invite à parler de la terre : « C’est de la Terre bien plus que de l’univers infini dont il faut dire, avec Pascal, que “son centre est partout et sa circonférence nulle part“. Il est peut-être temps, pour souligner ce point de parler non plus des humains mais des terrestres (Earstbound), en insistant ainsi sur l’humus et pour tout dire le compost qui se tiennent dans l’étymologie du mot “humain“[5]. » Humilité du politique, bien loin des délires prométhéens qui ont ensanglanté le XXème siècle. Loin de l’enfermement, le local est notre jonction avec la vie, avec l’universel. D’ailleurs, l’universel n’est pas l’uniformité. Le propre de l’univers, c’est sa diversité.


[1] BEGOUT Bruce, La découverte du quotidien, Paris, Éditions ALLIA, 2005, p. 101

[2] Hartmut Rosa, Remède à l’accélération, Flammarion Champs Essais, 2021.

[3] Ibid

[4] Patrice Franceschi, Éthique du samouraï moderne, Grasset, 2019.

[5] Bruno LATOUR, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, La Découverte, 2017