La grande pitié des églises de France

L’arbre de la restauration de Notre-Dame ne doit pas cacher la forêt de la misère des églises de France. L’Observatoire du patrimoine religieux a recensé 74.100 édifices religieux, essentiellement catholiques. Plus de 42.000 églises sont ouvertes au culte, réparties dans les 35.000 communes de l’Hexagone et des outre-mer. Tout le territoire national est concerné. On compte seulement moins de 650 communes sans église[1]. Seulement 15.000 édifices religieux bénéficient d’une protection au titre des monuments historiques et peuvent avoir accès aux financements d’État, hélas pas toujours suffisants pour faire face aux travaux nécessaires à leur réhabilitation. Les autres édifices, notamment les églises communales non classées ou inscrites aux monuments historiques, ne peuvent compter que sur le budget de leur commune et sur la générosité publique.

Quel est l’état de ce patrimoine religieux ? La grande majorité des églises sont mal entretenues et surtout souffrent d’un entretien irrégulier. C’est d’abord une question de moyens pour les communes dont l’immense majorité sont des communes rurales ; en France, plus de 90 % des communes ont moins de 3 500 habitants (plus d’un tiers de la population vit dans ces communes rurales, un autre tiers vit dans des communes de 10 000 à 50 000 habitants ; 45 communes seulement ont plus de 100 000 habitants et représente environ 15 % de la population). C’est ensuite, un choix entre des priorités ; faute d’entretien permanent quand un chantier de restauration s’impose, il coûte en moyenne 1,5 million d’euros, de quoi dégager des moyens pour réaménager la voirie communale ou se doter d’une piscine municipale. Enfin, la chute de la pratique religieuse jointe aux très faibles périodes d’utilisation cultuelle n’incite guère les élus locaux à arbitrer en faveur de ces édifices.

La grande pitié, selon Maurice Barrès

Plusieurs rapports parlementaires récents ont décrit la situation précaire, voire alarmante du patrimoine religieux. C’est toujours la même misère des églises de France, celle que Maurice Barrès appela au début des années 1900 La grande pitié des églises de France, titre d’un livre[2] qui résumait son combat, au lendemain de la loi de 1905, pour la défense du patrimoine religieux en péril. 

Barrès marchait dans les pas de Victor Hugo qui, jeune écrivain, avait déjà dénoncé en 1832, l’abandon et la destruction des monuments religieux dans un plaidoyer ardent, Guerre aux démolisseurs[3]. Barrès batailla, prit à témoin l’opinion publique dans une longue campagne de presse et, député de Paris, porta le fer dans les débats parlementaires. Il conclut un de ses grands discours au Palais-Bourbon par cette formule : « L’église n’est pas un bibelot. Elle est une âme qui contribue à faire des âmes. » Barrès trouva à la Chambre un allié inattendu, Marcel Sembat, alors député socialiste de la Seine. Le combat de Maurice Barrès porta des fruits. En 1905, seulement 909 églises étaient protégées car classées monuments historiques[4] et de 1906 à 1914, 2.080 édifices supplémentaires, essentiellement religieux, furent classés. Le 10 juillet 1914, trois semaines avant le déclenchement de la Grande Guerre, la Caisse des monuments historiques était créée.  

Barrès a su mobiliser l’opinion publique et les élus de la République pour la préservation des édifices religieux. Il plaidait pour la préservation de l’ensemble du patrimoine, pas seulement de quelques spécimens les plus beaux. Aujourd’hui, le problème reste entier comme on a pu le constater quand l’ancienne ministre de la culture, Roselyne Bachelot, lors de la promotion de son livre 682 jours[5], qui retrace ses deux années au ministère de la culture, laissa entendre que certaines églises françaises du XIXe siècle n’avaient pas un « grand intérêt » et pourraient être détruites. Son propos déclencha de vives réactions, même si elle avait pris soin d’écrire que « la protection du patrimoine est sans doute un des enjeux citoyens les plus périlleux qui nous guettent car elle touche à notre histoire personnelle intime et à l’idée que nous nous faisons de notre roman national et de notre destin collectif ». Touche pas à mon église ! Les Français entendent rester à l’abri de leur clocher.

La gestion publique des églises n’est pas un long fleuve tranquille. Le débat, voire la polémique, dans la France laïque du XXIe siècle n’oppose plus cléricaux et anticléricaux. Il porte sur les budgets de restauration et la protection des œuvres, sur les conditions d’utilisation des églises à des fins culturelles. Des controverses apparaissent sur de nouveaux usages ou lors de ventes et transformations d’églises qui ont perdu leur destination cultuelle, leur dimension sacrée diraient certains, ce qui nous oblige à réfléchir sur la définition de ce mot et sur notre rapport au sacré.

Patrimoine cultuel ou culturel dans une société post-chrétienne 

L’onde de choc de l’incendie de Notre-Dame de Paris en avril 2019 a montré que l’engouement des Français pour le patrimoine religieux, essentiellement catholique, ne se limitait pas aux seuls chrétiens, pratiquants ou non. « À la fois composante structurelle des paysages et de l’identité des territoires et élément de mémoire de la communauté locale, ce patrimoine est un point de repère dans l’espace et dans le temps. Il s’agit donc d’un véritable bien commun, visible et accessible par tous, dont la valeur n’est pas seulement spirituelle, mais aussi historique, culturelle, artistique et architecturale. Sa valeur repose aussi sur l’usage qui en est fait. Il possède une dimension fédératrice », écrivent deux sénateurs, Pierre Ouzoulias, élu communiste des Hauts-de-Seine, ancien conservateur du patrimoine au ministère de la Culture et Anne Ventalon, élue apparentée Les Républicains de l’Ardèche, auteurs en 2022 d’un rapport sur l’état du patrimoine religieux[6].

Aujourd’hui, les catholiques pratiquants du dimanche représentent selon différentes enquêtes entre 2 à 6 % de la population. Pour Jérôme Fourquet, directeur du département Opinion à l’institut Ifop, « nous assistons désormais à l’achèvement de ce long processus. La matrice, qui a profondément structuré la société française, connaît sa dislocation finale. Cela marque la fin du duopole, dont la tension organisait la société, constituée du catholicisme d’un côté et de la matrice républicano-laïque de l’autre. Nous assistons à l’émergence d’un nouveau monde. Cette rupture historique, en seulement une à deux générations, est vertigineuse car nous devons désormais penser l’avenir en dehors de ce schéma structurant ».

Dans un livre prophétique, au tournant du millénaire, Mgr Hippolyte Simon, alors évêque de Clermont-Ferrand, annonçait : « Il faut se préparer à vivre durablement dans un pays très largement pluraliste du point de vue religieux[7] ».  Un constat sans appel : En 1961, 92 % des Français étaient baptisés ; en 2012, c’est encore vrai pour 89 % d’entre eux, mais ce sont les plus de cinquante ans. En 1961, 25 % des baptisés allaient à la messe chaque dimanche ; en 2012, 5 %. Seulement. Les Français de moins de trente ans sont, dans leur majorité, nés en dehors du catholicisme. « Ainsi aura-t-il suffi de deux générations pour en finir – du moins, encore une fois, si rien ne change – avec une tradition plus que millénaire », concluait l’évêque en s’interrogeant : « Que deviendra notre culture, s’il est vrai qu’elle a été façonnée par quinze siècles de christianisme ? Que deviendront, en particulier, les idées – centrales – concernant l’unité du genre humain et la transcendance des personnes, qui font partie du cœur même de la révélation judéo-chrétienne ? »

La sécularisation des sociétés occidentales est accomplie, sécularisation dont Marcel Gauchet livre la définition suivante : « un monde fonctionnant entièrement en dehors du religieux comme principe régulateur, et où la croyance, de ce fait, devient une option privée parmi d’autres ». 

Des déserts religieux comme les déserts médicaux

La chute générale de la pratique religieuse dominicale parmi les catholiques se cumule dans les communes rurales avec le vieillissement de la population et la diminution du nombre d’habitants. Les bancs des églises restent vides pour la messe si toutefois il reste un prêtre pour la célébrer. Comme il y a en France des déserts médicaux, il y a des déserts religieux. Ici, ce ne sont pas les médecins qui ont disparu mais les curés qui étaient en charge depuis des millénaires de la santé des âmes. Exemple concret de l’extinction de cette civilisation paroissiale : quand Mgr Jean-Paul James a succédé au cardinal Jean-Pierre Ricard comme archevêque de Bordeaux en 2020, ce diocèse, recouvrant le territoire du département de la Gironde (1,5 million d’habitants), comptait 593 paroisses et encore 230 prêtres dont près de la moitié avaient plus de 75 ans. Dans ce diocèse, les prêtres de moins de 40 ans sont seulement une petite trentaine. Sachant qu’il y a en moyenne une ordination par an, on peut calculer qu’il aura dans vingt ans moins de cinquante prêtres pour les paroisses de Gironde. Le séminaire de Bordeaux a d’ailleurs fermé ses portes en septembre 2019 ; les rares séminaristes sont désormais regroupés à Toulouse.

À l’image de la République qui a créé des intercommunalités et incite aux fusions de communes en « communes nouvelles » (34 945 communes au 1er janvier 2023), l’Église de France ne cesse de se réorganiser depuis cinquante ans. Dans la terminologie de l’Église de France, on appelle cela le renouveau paroissial, doux euphémisme pour cacher un krach général en nombre de pratiquants et de prêtres.

Toutefois, si la pratique régulière a chuté, une forte majorité de Français veulent encore pousser la porte des églises pour les grands événements personnels, familiaux, mariages et enterrements, ou collectifs, messes de minuit, fêtes votives, pèlerinages, ostensions de reliques, qui alimentent une piété populaire qui connaît de nouvelles expressions. « La hausse de la désaffiliation religieuse ne correspond pas forcément à une hausse de l’athéisme et de l’incroyance, estime Guillaume Cuchet, le devenir de ces désaffiliés, qui continuent d’être traversés par des questions spirituelles, constitue d’ailleurs une inconnue fondamentale[8]. » Aujourd’hui, dans notre pays, ce rapport au religieux ne se fait pas au seul bénéfice de l’Église catholique. Dès lors peut-on imaginer de nouveaux usages partagés avec d’autres églises chrétiennes, d’autres rites et mouvances spirituelles, dans les églises dont, jusqu’à aujourd’hui, la loi de 1905 a donné le monopole au clergé affectataire ? 

L’avenir des églises de France ne dépend pas seulement des seuls fidèles pratiquants. D’ailleurs, l’histoire montre que les grands ancêtres qui ont sauvé le patrimoine religieux depuis près de deux siècles, les Prosper Mérimée, Victor Hugo ou Maurice Barrès, n’étaient pas catholiques pratiquants. On observe aussi au fil du temps un catholicisme patrimonial, forme particulière du catholicisme identitaire qui n’est pas nouveau. 

Paradoxe, quand il s’agit de fermer une église ou de la vendre, les catholiques pratiquants sont beaucoup plus détachés que les non pratiquants. Ces derniers ont un rapport plus fort au sacré du lieu que les premiers dont la foi n’est pas assignée à résidence. Dans la France de tradition catholique, cette évolution heurte les habitants concernés par de tels projets. Que faire des églises désaffectées dont l’entretien pèse lourd dans les budgets communaux ? Paradoxalement, en confiant la propriété des églises et chapelles aux communes, la loi de Séparation de 1905 a contribué à la sauvegarde de ce patrimoine. L’Église n’aurait jamais pu entretenir et restaurer ces bâtiments historiques sur ses fonds propres et d’aucuns trouvent d’ailleurs que la situation de simple affectataire est confortable. Dans les pays où l’Église est propriétaire des églises, on a moins d’état d’âme à les fermer et à les vendre. Finalement, la laïcité à la française a créé une exigence réciproque entre les autorités civiles et religieuses, une obligation de dialogue et de réponses concrètes sous l’œil attentif de la population, fidèles catholiques plus ou moins pratiquants, comme pour ceux qui ne vont pas à la messe mais veulent garder « l’église au milieu du village ». 

Le signe et la trace.

Le sort des églises qui restent ouvertes au culte invite aussi à de nouveaux usages culturels : concerts, expositions, parcours touristiques et historiques. Les églises de France ne sont pas des bâtiments vides. En dehors du patrimoine bâti, les statues, tableaux, tapisseries, grandes-orgues, et autres objets mobiliers enrichissent ce patrimoine. Le ministère de la culture estime que plus de 80 % des 300 000 objets mobiliers classés ou inscrits au titre des monuments historiques sont des objets religieux, généralement conservés dans les églises paroissiales. Ce qui fait dire à l’association La Sauvegarde de l’Art Français que les églises sont « le plus grand musée de France », thème d’une campagne de fonds pour la restauration d’œuvres d’art.

Toutefois la crainte des vols et d’actes de vandalisme entraîne la fermeture d’un grand nombre d’églises en dehors des moments de célébration. Comment sécuriser les édifices cultuels ? Les curés sont souvent réticents à l’installation de caméras de vidéosurveillance dans leur église, qu’ils estiment en contradiction avec les valeurs d’accueil inconditionnel et de confidentialité liées à l’espace religieux.

En ville, les églises restent des lieux ouverts à tous, des oasis de silence dans l’agitation urbaine, mais ces ERP (établissements recevant du public) d’un genre particulier doivent se conformer à des normes de sécurité, alarmes incendie, issues de secours… 

Derrière l’épaisseur de leurs murs souvent millénaires, les églises restent des lieux d’asile. Ce sont des asiles d’un genre inédit quand, dérèglement climatique oblige, des curés veulent en faire des « îlots de fraîcheur » lors des canicules estivales en accueillant des personnes âgées vulnérables auxquelles sont proposées des activités récréatives. Ce sont aussi des lieux d’asile plus classiques qu’on croyait oubliés où l’Église exerce son devoir d’hospitalité. En décembre 2023, l’église du Saint-Sacrement située dans le 3ème arrondissement de Lyon accueillait chaque soir une cinquantaine de jeunes migrants isolés qui campait dehors depuis des mois. L’église reste au milieu du village ou du quartier, témoin et actrice de la vie sociale, de ses transformations. 

La chute de l’affiliation religieuse ne doit pas être assimilée à un effondrement de l’aspiration spirituelle qui est une dimension essentielle de l’être humain. La religion n’en est que l’expression sociale. Mais aujourd’hui l’élan spirituel s’exprime plus souvent hors du cadre religieux. Beaucoup de nos contemporains n’ont bénéficié d’aucun éveil spirituel. Les discours dominants de notre société sécularisée ont coupé les ponts avec l’intime et le mystère de la vie. Aujourd’hui des chercheurs de Dieu sans culture religieuse visitent les églises sans en avoir la moindre compréhension, seulement une émotion qui demande à être accompagnée. Les conservateurs de musée expliquent qu’il faut décrypter les grands tableaux d’art sacré chrétien comme des œuvres exotiques aux références inconnues. La référence d’aujourd’hui, c’est davantage Game of thronesque la décollation de Jean-Baptiste. En visitant une église, les visiteurs découvrent un univers certes visible mais illisible pour eux. Victor Hugo comparaît Notre-Dame de Paris à un grand livre de Pierre. Les églises de France constituent donc une immense bibliothèque spirituelle mais nous sommes devenus des illettrés et devons réapprendre ensemble à lire, et surtout apprendre à écrire le récit d’une nouvelle aventure de la vie retrouvée dans toutes ses dimensions.

La situation des églises de France témoigne d’un passé qui ne passe pas, d’un présent fragile, complexe et d’un futur qui appelle une fidélité à ce patrimoine. Le blanc manteau d’églises du moine Glaber est toujours là. Signe et trace. La trace, pierre vivante ou pierre morte que la vie a quitté mais qui reste encore visible ou quelque chose à suivre à la trace, qui montre une piste, un chemin ? Une empreinte du sacré ? Quelque chose qui vient de loin. Dans le dernier texte qu’il a écrit, Antoine de Saint-Exupéry lançait un appel qu’il nous faut entendre aujourd’hui, plus que jamais : « il n’y a qu’un problème, un seul de par le monde. Rendre aux hommes une signification spirituelle, des inquiétudes spirituelles, faire pleuvoir sur eux quelque chose qui ressemble à un chant grégorien. On ne peut vivre de frigidaires, de politique, de bilans et de mots croisés, voyez-vous[9]. »


[1] C’est le cas de communes marquées par le protestantisme près des frontières suisse et allemande, ou dans le Dauphiné. D’autres ont perdu leur église démolie au XIXème siècle parce que trop vétuste. Parmi ces 650 communes, 600 ont moins de 500 habitants.

[2] Maurice Barrès, La grande pitié des églises de France (première édition chez Émile-Paul frères, en 1914, édition définitive, Plon 1925). Texte introduit et établi par Michel Leymarie et Michela Passini, Presses Universitaires du Septentrion, 2012.

[3] « Victor Hugo en colère. Contre les démolisseurs, pour le patrimoine : le premier plaidoyer pour Notre-Dame et la sauvegarde des monuments », Éditions de la Revue des Deux Mondes, 2019.

[4] On compte, à la Séparation, 36.582 églises et chapelles paroissiales et 6.900 chapelles de secours : Jean-Michel Leniaud, Les archipels du passé. Le patrimoine et son passé, Fayard 2002, Cf. également Jean Aubert, « La Séparation des Églises et de l’État et ses conséquences sur les collections publiques », dans Les dépôts de l’État au XIXe siècle, cité par Michel Leymarie et Michela Passini en introduction de l’édition La grande pitié des églises de France, op.cit.

[5] Roselyne Bachelot, 682 jours, le bal des hypocrites, Plon 2023.

[6] Rapport du Sénat au nom de la commission de la culture, de l’éducation et de la communication par la mission d’information relative à l’état du patrimoine religieux, par M. Pierre Ouzoulias et Anne Ventalon, juillet 2022.

[7] Hippolyte Simon, Vers une France païenne. Éditions du Cerf 1999, 2ème édition 2019 avec une préface de François Taillandier

[8] Guillaume Cuchet, opcit.

[9] Antoine de Saint-Exupéry, « Lettre au général “X“ » écrite à La Marsa, près de Tunis, en juillet 1943, in Un sens à la vie, Gallimard, 1956.

Laisser un commentaire