
En novembre 1998, Bernard Pivot rejoint Alexandre Soljenitsyne à Moscou pour un dernier entretien. L’écrivain de retour en Russie revient sur ses 20 années d’exil. Pivot l’interroge sur la démocratie. « Au niveau local, la démocratie est réalisée en Occident », répond Soljenitsyne.
Bernard Pivot : Voici votre définition de la démocratie : « J’entends la démocratie comme la gestion effective du peuple par lui-même, de la base au sommet, tandis qu’eux l’entendent comme une gestion exercée par la classe instruite ». Une sorte d’autogestion ? Est-ce que ce n’est pas une sorte d’utopie politique ?
Alexandre Soljenitsyne : Non seulement ce n’est pas une utopie, c’est le seul jugement convenable. Je considère qu’en Occident, j’ai beaucoup critiqué les gouvernements occidentaux mais pas précisément au niveau local. Au niveau local, la démocratie est réalisée en Occident et la population le sent. Si on parle au niveau de toute la nation, le régime où on n’entend pas la voix du peuple mais la voix de la presse n’est pas la démocratie. Une nation où il n’y a pas de mouvement du peuple mais seulement l’agitation des partis, ce n’est pas une démocratie. Le régime où le président et les législateurs sont élus grâce à la puissance de l’argent et non par une détermination et par la libre opinion du peuple, ce n’est pas la démocratie. Je l’ai dit à plusieurs reprises : la démocratie chez nous n’a pas commencé. Nous sommes sortis du communisme pour entrer aussitôt dans l’oligarchie, l’oligarchie criminelle. Donc, c’est la ruée des filous, des communistes et les pires des communistes ne sont pas ceux qui se frappent la poitrine avec Zuganof pour dire qu’ils veulent ramener le pouvoir soviétique. Les pires, ce sont ceux qui ont jeté leur carte du parti, et qui, masqués, ruinent le peuple, notre État, organisent les élections et se font passer pour des démocrates.
Bernard Pivot : Pour vous, quel est le pays le plus démocratique dans le monde ?
Alexandre Soljenitsyne : Je ne peux pas émettre de jugement là-dessus. Je dirai autrement : je considère qu’en Occident dans les pays où j’ai vécu, en Suisse et aux États-Unis, j’ai visité la France, et j’ai pu observer à quel point l’auto-administration locale marche bien. Et c’est cela pour moi la démocratie. En ce qui concerne la vie parlementaire, les partis, les factions représentées dans les assemblées, ce n’est pas cela la démocratie. Ça, c’est de l’agitation de parti. Un député du Parlement ne doit pas obéir aux instructions du parti. Il ne faut pas que les mandats qu’il reçoit soient impératifs. Moi, je refuse de considérer cela comme de la démocratie. La démocratie, c’est quand le législateur sent un contact direct avec ses électeurs, quand le parlementaire entend ses électeurs et uniquement ses électeurs et pas ce que les chefs du parti lui disent de faire. Ça, ce n’est pas la démocratie, l’esprit de parti est déjà une substitution à la démocratie. Ce qui nous menace aujourd’hui, c’est une substitution encore plus grave et plus globale : on est en train de préparer un gouvernement mondial. Vous croyez que ce sera un gouvernement démocratique, ce sera une maladie de l’humanité. À ce niveau élevé, il n’est pas possible d’écouter la voix du peuple. On nous prépare un troisième étage de démocratie tout à fait négatif. […]
Bernard Pivot : Vous arrive-t-il de réfléchir à ce que sera le XXIe siècle et, si oui, comment le voyez-vous ?
Alexandre Soljenitsyne : Je pense avec tristesse qu’au XXIe siècle l’humanité va rencontrer de nombreuses tragédies, plus peut-être qu’au XXe siècle. Ce qui me paraît le processus le plus dangereux a déjà commencé. C’est que le type culturel de l’homme tel que nous sommes habitués à le connaître depuis des siècles, sous nos yeux, commence à dégénérer en un type “technovélique“. C’est une transformation technologique qui risque de devenir biologique. L’homme a toujours été le sujet de l’histoire et aujourd’hui, il ne transforme en un copeau du progrès technique.
Le progrès technique, durant des siècles, avait toujours eu tendance à entamer la nature et maintenant il commence à entamer la culture et l’homme. Cet élément technique enlève à l’homme sa personnalité et son âme. C’est une transformation psychologique terrible.
Sous nos yeux, nous perdons la réflexion, la concentration. Au lieu de cela, nous avons un torrent d’informations qui remplace la vie de notre âme. Regardez : la vie contemporaine commence à évincer l’amour, encore un peu et la technique va l’étouffer ; on a remplacé l’amour par le sexe et maintenant le sexe, on le remplace par le clonage. C’est terrible. Sans parler des cataclysmes politiques qui seront nombreux au XXIe siècle et cela a déjà commencé. Nous risquons de perdre l’homme tel que nous l’avons connu, l’humanité telle que nous l’avons connue. Ce sera une autre humanité et cela me paraît terrible.
Bernard Pivot : c’est malheur à nos enfants, malheur à nos petits-enfants, ce que vous venez de dire !
Alexandre Soljenitsyne : oui, c’est ce qu’ils vont rencontrer. Ils ne comprendront peut-être pas immédiatement ce qu’ils ont perdu, ils commenceront déjà à vivre dans une société transformée, et petit à petit certains arriveront à se retrouver mais il faudrait commencer dès maintenant. »









