La bureaucratie est de retour

 

La bureaucratisation du monde est en marche, elle est plus insidieuse et envahissante que sous ses formes précédentes. C’est la thèse très étayée du livre de Béatrice Hibou*, sociologue et directrice de recherches au CNRS (rattachée au Centre d’études et de recherches internationales de Sciences Po). Normes envahissantes, chronophages et déresponsabilisantes, méthodes de reporting permanent, audit et accountability, cette nouvelle bureaucratie, telle l’Hydre de Lerne a de multiples têtes. La bureaucratie du monde à l’ère néolibérale : malgré ce titre qui pourrait paraître polémique, ce livre n’est pas un brûlot politique. L’auteure fait une analyse empirique, ancré dans le réel du quotidien et appréhende la bureaucratisation comme un processus de formalisation et d’abstraction. Par exemple, nous sommes tous demandeurs de normes de sécurité, mais ces normes peuvent déresponsabiliser les acteurs et constituer un formalisme qui fait disparaître le sens de l’action. Cette nouvelle inflation bureaucratique  « alimente de façon paradoxale un processus de dilution des responsabilités ; en effet au nom de la responsabilité individuelle, chacun se doit de respecter les normes, mais le respect des normes vaut comme un défaussement en cas de problème. » Chaque scandale crée de nouvelles mesures et de nouvelles règles répondant au principe de précaution et comme la sécurité totale est illusoire et qu’il n’est pas possible de tout prévoir, la production bureaucratique n’a pas de limite.

Béatrice Hibou remarque que dans les processus et les normes du new public management, la forme remplace souvent le fond dans un imaginaire fondé sur le modèle entrepreneurial. Elle met en cause les procédures de concertation, les modes de construction de consensus qui sous couvert de rationalité éteignent le débat politique. Risque ultime de cette nouvelle bureaucratisation : le production de l’indifférence puisqu’on aura respecté tout le formalisme en faisant perdre aux agents publics, aux « bureaucrates », leur sensibilité aux cas particuliers et la compréhension singulière de chacun de ceux-ci. Béatrice Hibou explique qu’en procédant par le truchement des individus, cette bureaucratisation ne vient pas d’en haut, elle est un processus beaucoup plus large de « participation bureaucratique ». Pourtant, elle détecte des brèches qui pourraient en faire un enjeu de luttes politiques à venir, des espaces de créativité (de contrebande ou de résistance des acteurs).

La démonstration de Béatrice Hibou est très séduisante mais est-elle complètement satisfaisante ? Quand elle évoque par exemple la RSE (responsabilité sociale des entreprises) elle nous dit que « la RSE n’est pas l’affirmation d’une responsabilité sociale, en tant que responsabilité collective de l’entreprise portant sur les conséquences sociales de ses actions, mais le simple respect de procédures et le rejet de la responsabilité sur des acteurs identifiés précisément par ces procédures. » Est-ce là un jugement moral sur le cynisme supposé de ceux qui mettraient en œuvre ces processus ?  Au début de son livre, l’auteure décrit « »le calvaire bureaucratique d’Alice », une infirmière à l’hôpital public, noyée sous la paperasse et le formalisme des procédures. On compatit mais il ne faut pas oublier que ce qui peut apparaître comme une dérive bureaucratique  contribue fortement au développement d’une culture de la sécurité. Quand je suis hospitalisé ou que je monte dans un avion, je ne jugerai jamais trop envahissantes les procédures qui contribuent à ma sécurité.

* LA BUREAUCRATISATION DU MONDE A L’ÈRE NÉOLIBÉRALE. Editions La Découverte. Collection Cahiers libres. 144 pages, 17 euros. ISBN : 9782707174390

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