Il faudra compter sur l’appétit politique des sénateurs pour digérer le mille-feuille territorial. Avant la présentation du projet de loi en Conseil des ministres prévue en mars, le gouvernement a soumis aux associations d’élus locaux une dernière version de son projet de réforme de décentralisation et les critiques restent toujours aussi vives. C’est un « recul manifeste des libertés locales » pour le comité directeur de la très pluraliste Association des maires de France (AMF). Rien de moins. La charge contre le projet gouvernemental, de la part du comité directeur de l’AMF, qui réunit près de 100 maires représentatifs de la diversité politique et territoriale, est inédite mais elle traduit le malaise général qui peut être observé aussi dans les autres associations d’élus (à l’exception de l’Association des régions de France). Les critiques portent principalement sur l’élaboration des futurs schémas régionaux et départementaux et les cofinancements. L’AMF demande que les communes et leurs groupements soient associés à la gouvernance des schémas, leur participation doit être expressément prévue d’autant que le contenu de schémas s’imposerait à eux. L’AMF est également hostile à la suppression des cofinancements au nom de la clause générale de compétence. Les maires s’opposent surtout à l’élaboration du pacte de gouvernance territoriale par le seul conseil régional.
En donnant le coup d’envoi de la réforme en juillet 2012 – il y a une éternité – le Premier ministre Jean-Marc Ayrault avait souligné les attentes « parfois contradictoires » des élus locaux. En octobre, sa ministre Marylise Lebranchu pensait avoir bouclé le projet et proclamait : « le texte est prêt, il est écrit ». En janvier, elle saluait le travail de réécriture permanente du projet par les services de la Direction générale des collectivités locales (DGCL). Las, nous sommes bientôt en mars 2013, à un an des élections municipales, la énième et dernière version de l’avant-projet de loi ne satisfait personne mais le gouvernement compte bien l’envoyer au Sénat avant la fin du premier trimestre. Une poignée de parlementaires, sénateurs et députés socialistes essaient de convaincre l’Elysée de différer la réforme mais pour l’instant, elle reste programmée. Et tant pis si elle arrive au moment où les collectivités territoriales apprennent la baisse programmée de 4,5 milliards de dotations de l’Etat dans les deux prochaines années. Au contraire, pour les responsables gouvernementaux, la crise des finances publiques n’en rend que plus urgente la réforme.
Le gouvernement a besoin de cette réforme pour terminer sa réorganisation territoriale de l’Etat (la ReAT), l’allègement de ses services déconcentrés commencé par le gouvernement Fillon, et pour achever complètement les transferts de compétences telles que la politique du handicap aux départements, la formation professionnelle aux régions, ou confier la gestion du DALO, le droit au logement opposable, aux futures métropoles. Pour le reste, il y a fort à parier que le projet de loi qui ressortira du Sénat sera bien différent du texte initial. Selon la formule consacrée, le gouvernement s’en remettra à la sagesse du Parlement comme le marin dans la tempête s’en remet à la grâce de Dieu. C’est ainsi qu’en 2009 députés et sénateurs ont rendu possible la réforme de la taxe professionnelle en la réaménageant complètement. Puissants en nombre et en influence, les sénateurs maires, présidents de communautés urbaines et des grandes agglomérations et présidents de conseils généraux sauront détricoter les projets de schémas prescriptifs confiés aux seules régions. Souvenons nous de la précédente réforme des collectivités territoriales (RCT) de 2010 qui a accouché de pôles métropolitains peu contraignants alors que l’administration centrale avait imaginé des métropoles très intégrées (personne ne le regrette d’ailleurs car ces pôles métropolitains s’avèrent bien adaptés aux enjeux d’aménagement). Au cours de la digestion sénatoriale, les schémas régionaux pourraient être mieux « co-produits » et partagés entre tous les niveaux de collectivités. Il est aussi acquis que la réforme va renforcer le rôle et la légitimité des conseils généraux en leur conférant une compétence explicite pour l’ingénierie territoriale technique au service des petites communes, et l’organisation de schémas départementaux de services publics.
La poursuite de l’intercommunalité fera assurément consensus même si les modalités de mise en œuvre d’un bonus-malus pour les dotations de l’Etat en fonction du degré de mutualisation des services entre communes et EPCI restent difficiles à mettre sur pied. Mais le projet de loi aura aussi son chiffon rouge qui retiendra l’attention des médias à côté de toutes les dispositions techniques qui ne passionnent pas Madame Michu. Ce sera la fonction du projet de métropole marseillaise qui a déjà déclenché l’opposition massive des d’élus bucco-rhodaniens (habitants des Bouches-du-Rhône). Tout cela va occuper les colonnes des journaux en pleine campagne des municipales. Le gouvernement aura alors beau jeu de prendre l’opinion à témoin de ses efforts de rationalisation face à des élus indéfectiblement dépensiers.