“Faire le lien direct entre fusion et économies, comme si cela était automatique, semble relever de la supercherie“. Dans une interview à La Lettre du Secteur Public, Marie-Joëlle Thenoz, associée secteur public du cabinet Kurt Salmon, n’y va pas par quatre chemins et elle ajoute que “fusionner les échelons administratifs ne suffira pas à réaliser de vraies économies“. En 2008, une étude avait été menée par Kurt Salmon, Edater et Planète publique, sur la fusion entre les régions Basse et Haute Normandie. Conclusions : un investissement nécessaire (de l’ordre de 10 à 15 millions d’euros) dans l’analyse des besoins et la priorisation des dispositifs et donc la remise à plat des politiques pour lutter contre la tentative d’un alignement par le haut, dans les systèmes d’informations, d’harmonisation des régimes indemnitaires et du temps de travail. “Un amortissement de cet investissement était possible au bout de 4 à 10 ans selon les scénarios, généré par un gain en matière de croissance économique, de performance des politiques publiques et pour une part de l’ordre de 10% par les économies de structure“, indique Marie-Joëlle Thenoz, qui ajoute : “cela supposait aussi la nécessité de mettre en place une gouvernance efficace et une organisation agile et responsabilisante au plus proche du terrain“. Pour autant, la consultante ne nie pas que le rapprochement entre régions peut être intéressant. Si la fusion ne suffit pas à générer des économies, elle peut présenter d’autres avantages : effet de taille dans une logique de développement de l’attractivité, visibilité à l’international, harmonisation des pratiques.
Dans son discours de politique générale, le nouveau Premier ministre, Manuel Valls a ouvert la boîte de Pandore à moins d’un an des élections régionales et départementales. Ce grand communicant sait qu’il tient là pour l’agenda setting gouvernemental un feuilleton qui va occuper durablement les commentateurs politiques. Le big bang territorial fait le buzz. Quand l’Histoire retiendra une seule idée du discours de politique générale de Manuel Valls, ce sera celle-là, prouvant sa vraie volonté de réforme du pays à partir d’une réalité tangible, la carte et le territoire. Depuis dix jours, chacun y va de son redécoupage, des cartes paraissent sur Internet (carte ci-dessus éditée par Challenges et présentée comme la carte secrète du gouvernement). Les beaux esprits parisiens regardent avec exotisme ces périmètres imaginés de territoires qui leur rappellent leur enfance ou leurs dernières vacances dans le Lubéron. C’est un grand jeu de Lego administratif dont on déboîte et reboîte les pièces à l’envi.
Dans les régions (autrefois on écrivait “en province“), le sentiment est différent. Il ne faut pas sous-estimer la force de l’identité régionale. Différentes études du CEVIPOF et de Médiascopie le confirment. Dans mon livre, Conseils régionaux, la politique autrement, en 2010, j’avais abordé ce sentiment d’appartenance, renforcé par les politiques de communication menées par les conseils régionaux depuis leur première élection au suffrage universel direct en 1986. En trois décennies, plusieurs générations de jeunes sont passés par les lycées des régions et cela laisse des traces. Ils se sont appropriés leur territoire en le parcourant avec les TER ou en utilisant par exemple les “pass culture“. Selon un sondage LH2* pour la presse régionale et France bleu, si 68% des Français se déclarent favorables à la réduction des échelons locaux, ils ne veulent pas qu’on touche à leur région, ils sont 54% à refuser l’agrandissement de leur région et 74% à rejeter son rétrécissement, 77% refusent sa disparition pure et simple, 56% y étant même « très défavorables ».
Les présidents de région, très majoritairement socialistes, n’étaient pas demandeurs de cette réforme. Alain Rousset (Aquitaine) ou Jacques Auxiette (Pays-de-la-Loire) avaient même des mots très durs pour fustiger les partisans d’une réduction. Aujourd’hui, le président des Pays-de-la-Loire ne cache plus son agacement et son inquiètude : “Il ne saurait être question d’imposer une carte de Paris, nos régions ne sont pas vouées à une vente à la découpe“. Seuls les présidents François Patriat (Bourgogne, favorable à un rapprochement avec la Franche-Comté en accord avec sa présidente Marie-Guite Dufay), Jean-Pierre Masseret (Lorraine, tendant la main à l’Alsace) et les deux présidents normands, Nicolas Mayer-Rossignol et Laurent Beauvais, s’engagent concrètement. Claude Gewerc (Picardie), qui voit déjà sa région dépecée, a résumé le sentiment général : « Il manque le décodeur ». Le feuilleton ne fait que commencer, mais peut-on croire que “le changement, c’est maintenant“, dans un pays où on n’a même pas réussi à faire disparaître les numéros de département sur les plaques d’immatriculation lors de la création en 2009 du fichier national automobile ?
P.S. : Dans son discours de politique générale, Manuel Valls a déclaré que “le maillage territorial des préfectures, des sous-préfectures, ne sera pas remis en cause“. Que devient l’expérimentation qu’il a lancée en septembre dernier comme ministre de l’intérieur, en Alsace et Lorraine, pour simplifier le réseau des sous-préfectures ?
* Sondage réalisé par internet du 24 février au 3 mars auprès d’un échantillon national de 5 111 personnes, représentatif de l’ensemble de la population française de 18 ans et plus.